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Eye on Arts
21.12.04
 
Le sourire forcé et critique de Chostakovitch
Contributed by Charles T. Downey at 1:06 AM | Link to this article
Jacques Doucelin, Le sourire forcé et critique de Chostakovitch (Le Figaro, December 21):
Vous n'imaginez tout de même pas Kafka en auteur de vaudevilles désopilants. Et pas davantage Chostakovitch, le grand tragique des compositeurs russes du XXe siècle, écrivant des opérettes coquines. L'auteur de la Lady Macbeth de Mzensk a pourtant composé en 1958 une vraie comédie musicale, Moscou, Quartier des cerises, pendant soviétique de celles de Vicente Minelli outre-Atlantique. Torturé comme il l'était, il a même «regretté» dans une lettre à un ami cette incursion dans la musique légère.

La première française est à l'affiche de l'Opéra de Lyon pour les fêtes de fin d'année dans une production de Macha Makeïeff et Jérôme Deschamps, sous la direction exemplaire d'Alexandre Lazarev, ancien directeur musical du Bolchoï. Si je vous dis qu'on ne rit pas à gorge déployée dans ce Quartier des cerises régenté par un commissaire politique et ses sbires, vous ne serez guère surpris. Mais Chostakovitch, qui connaît toutes les musiques du monde – trop aux dires de certains –, a magnifiquement réussi à distraire le public moscovite contemporain de l'ère Khrouchtchev tout en laissant filtrer à travers ses notes un désenchantement qui n'est pas seulement celui de l'éternelle Russie, mais aussi celui de l'artiste soumis à la dictature tatillonne de médiocres petits chefs.

Tout en riant de leurs propres difficultés, les protagonistes de l'histoire, aux prises avec les tracasseries d'une administration kafkaïenne, nous livrent, à un demi-siècle de distance, un témoignage poignant de leur quotidien. Sous les éclaboussures de Valses à mille temps, de fox-trot déguisés – car plusieurs oukases staliniens ont condamné le jazz ! –, d'allusions plus ou moins appuyées au répertoire russe, de citations cocasses du folklore comme d'airs célèbres d'opéras de Moussorgsky et de Tchaïkowsky, le compositeur laisse entrevoir les malheurs de son temps.

Sous le déguisement du bouffon, Dimitri Chostakovitch reste frère de l'Innocent de Boris Godounov. Mais ce double fond de l'oeuvre serait moins perceptible si la traduction musicale et scénique qui est donnée à Lyon n'était aussi réussie. Avec beaucoup de finesse, les Deschamps évitent soigneusement de faire du Deschiens. Et c'est avec un instinct très sûr qu'ils recréent, par petites touches, la vie en HLM dans l'URSS des années cinquante.

Seules les couleurs vives des vêtements de Macha Makeïeff apportent une note de gaîté continue en caractérisant chaque personnage. Sinon, règne dans cette barre d'immeubles très «cage à lapins», une nostalgie et une grisaille des âmes qui sont la marque d'une époque et d'un système dont le fonctionnement a prouvé aujourd'hui son inefficacité, mais dont Chostakovitch dénonçait alors, mine de rien, toute l'absurdité.

Mais il faut bien rire, même au pays du goulag : soudain, l'orchestre s'emballe et ronfle dans un galop digne d'Offenbach. D'ailleurs, les citations pleuvent comme autant de colifichets ironiques disposés par le compositeur sur un monde dont l'infinie tristesse l'étreint. Les Deschamps régissent au quart de tour, allumant des feux de joie qui embrasent un moment la façade en suggérant ce rêve où se réfugient les hommes et les femmes qui attendent les clefs de leur appartement comme celle d'un bonheur sans cesse différé.

N'est-ce point un cancan qui pointe son nez ? Et voilà la parodie de ballet romantique, déjà dansée par la petite soeur de Yolande Moreau, qui se mue en esquisse de french-cancan. Alexandre Lazarev connaît tous les méandres, toutes les arrière-pensées et les remords de Chostakovitch qu'il sait communiquer à un orchestre merveilleusement réceptif. Les choeurs maison ne sont pas moins admirables et viennent se greffer sans heurts sur une distribution russe pour l'essentiel des protagonistes.

Ceux-ci s'adonnent avec succès à un exercice pourtant particulièrement risqué : faire alterner le chant en russe avec le parlé en français. Quel professionnalisme ! Acteurs, ils sont plus vrais que nature. Chanteurs, ils ont un sens du style inné. Un spectacle collectif qui donne à réfléchir, mais où l'on s'amuse tout de même.

Opéra de Lyon : ce soir et les 23, 28, 30 et 31 décembre à 20 heures, les 26 décembre et 2 janvier à 16 heures. Tél. 04.72.00.45.45 et www.opera-lyon.com


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